ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 24 Novembre 2004

Les restes de la grotte du Lazaret racontent l'histoire, il y a 160 000 ans, d'un mois de traque au gros gibier menée par des anténéandertaliens

C'était en automne, il y a 160 000 ans. Un groupe d' Homo erectus européens - sans doute une trentaine d'hommes, peut être plus - quitte la Ligurie (Italie) pour un long voyage vers le Sud-Ouest. De toute évidence, le groupe ne part pas au hasard et connaît sa destination avec précision : il met le cap vers une région de gibier abondant, sur l'actuelle côte méditerranéenne française.

A l'issue d'un périple d'une soixantaine de kilomètres, ces anténéandertaliens établissent leur camp, entre octobre et novembre, dans une grotte du mont Boron, située aujourd'hui à deux pas de Nice (Alpes-Maritimes). Une grotte qui surplombe la mer de cent mètres.

Ils pratiquent, dans les alentours, une intense chasse au cerf, au bouquetin et, occasionnellement, à l'auroch. Ils découpent et utilisent les peaux. Puis ils font fumer et sécher la viande avant de la rapporter en quantité - plusieurs centaines de kilos - dans leur région d'origine, dans le nord de la péninsule Italique sans doute.

L'histoire de ces chasseurs de l'acheuléen est racontée... par les indices enfouis dans le sol de la grotte, dont l'étude exhaustive a été publiée, lundi 22 novembre, dans une monographie parue aux éditions Edisud. Découverte en 1821, la grotte du Lazaret a fait l'objet d'études qui ont mis en lumière différentes périodes de son occupation. La dernière couche étudiée, la plus récente (- 160 000 ans), apporte des éléments inédits sur le mode de vie et les capacités cognitives des anténéandertaliens. Elle dresse un portrait saisissant des cousins d' Homo sapiens. Celui d'individus qui, s'ils n'ont laissé aucune peinture rupestre, n'en sont pas moins doués d'une intelligence proche de celle de l'homme moderne.

La reconstitution de cette saison de chasse du pléistocène moyen a impliqué, quatre ans durant, une dizaine de laboratoires et une soixantaine de chercheurs. Ces derniers ont exhumé les vestiges d'un foyer, un tas d'os fracturés, les restes épars de grands herbivores et de petits mammifères, ainsi qu'un outillage caractéristique de l'acheuléen : bifaces, racloirs et quelques pointes de pierre taillée.

Quelques éclats de quartzite noir ont également été retrouvés dans la grotte. Un minéral pourtant absent aux environs de Nice. Les auteurs de l'étude ont donc dû prospecter dans les régions avoisinantes pour déterminer son origine. Seule explication, selon les chercheurs: ce quartzite sombre proviendrait de Ligurie, à une soixantaine de kilomètres de là. Des silex originaires de la baie de Menton (Alpes-Maritimes), située à mi-chemin, ont également été exhumés, suggérant que les chasseurs de l'acheuléen y ont fait étape.

La région d'origine et le parcours de ces chasseurs préhistoriques sont ainsi partiellement connus. Une fois arrivés à destination, raconte le préhistorien Henry de Lumley, directeur de l'Institut de paléontologie humaine (IPH) et maître d'oeuvre de l'étude, « ils sont allés s'approvisionner en silex à 15 kilomètres de là, au col de Nice. Et ils n'ont pas découvert ce lieu en quelques semaines ! Cela démontre qu'ils avaient une parfaite connaissance de ce territoire ».

Le foyer de la grotte est l'un des éléments les plus riches d'informations. « Nous y avons retrouvé les restes de coquilles de gastéropodes marins, raconte M. de Lumley. Le foyer a été alimenté par de la végétation marine. » Pour comprendre cet inhabituel procédé, les chercheurs ont tenté l'expérience. Avec ces algues, ils ont obtenu « un feu qui chauffe et éclaire très peu, mais qui produit beaucoup de fumée », ajoute Henry de Lumley.

Quel intérêt ces chasseurs de l'acheuléen ont-ils eu à enfumer ainsi leur lieu de vie ? Les auteurs de l'étude supposent que la viande était fumée et séchée autour du foyer. D'autres indices confirment cette interprétation. L'analyse du sol à la périphérie du foyer a d'ailleurs mis en évidence la trace de composés aromatiques issus des graisses animales dégradées par la chaleur.

La quantité de viande ainsi traitée est considérable. « Nous avons retrouvé dans la grotte les restes de 23 cerfs, 6 bouquetins, 3 aurochs, explique Patricia Valensi, du Laboratoire de préhistoire du Lazaret. Cela représente à peu près 3 800 kg de viande. » Fumée et séchée autour du foyer, celle-ci a beaucoup perdu en poids et en encombrement, facilitant ainsi son transport sur de longues distances.

L'analyse minutieuse des restes animaux a en outre permis d'estimer précisément la période d'occupation de la grotte. L'âge du sol a été évalué grâce à plusieurs techniques de datation, mais la détermination précise de la saison d'occupation se révèle plus délicate. « Nous avons étudié les restes des faons abattus, précise Mme Valensi. Leur dentition montre que tous les faons de première année sont âgés de 6 mois et que ceux de deuxième année sont vieux de 18 mois : cela correspond à un abattage entre fin octobre et début décembre. »

D'autres types d'ossements ont été mis au jour. Notamment, des restes (4 500 environ) de petits mammifères (lapins, chiroptères, divers rongeurs, etc.). Les chercheurs ont tenté de déterminer s'ils ont été capturés et consommés par l'homme.

« Certains ossements de micromammifères ou même d'oiseaux sont marqués par des traces de feu, ce qui suggère qu'ils ont pu être rôtis avant d'être consommés » , explique Emmanuel Desclaux, du laboratoire de préhistoire du Lazaret, en charge de l'étude des micromammifères.

La chasse de ces petits mammifères nécessite le recours à des techniques élaborées et sa mise en évidence sur un niveau aussi ancien est importante. Jusqu'alors, explique M. Desclaux, « on avait tendance à penser que la généralisation de la chasse du petit gibier survenait avec l'homme moderne, au paléolithique supérieur ». Immédiatement consommés, les petits mammifères et les oiseaux fournissaient une nourriture d'appoint, alors qu'une part importante de la viande du gros gibier était fumée pour être transportée.

Une partie des grands herbivores a cependant été consommée sur place : la découverte de nombreux os fracturés montre que les hôtes de la grotte du Lazaret se délectaient particulièrement de la moelle et de la cervelle de ces proies.

Dans le tas d'os retrouvé dans la grotte, M. de Lumley voit, d'ailleurs, les reliefs d'un dernier repas, ultime festin auquel se seraient livrés les chasseurs acheuléens avant de rapporter viandes séchées et peaux de bêtes dans leurs quartiers de Ligurie.

Stéphane Foucart
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