À quand la prochaine glaciation ?

Depuis 10 000 ans, la Terre connaît un climat relativement clément. Mais dans la ronde climatique, ce type d'épisodes chauds, appelés interglaciaires, sont immanquablement suivis d'une période de glaciation. À quand donc le retour du grand froid ? Des calculs récents suggèrent que l'interglaciaire actuel pourrait être exceptionnellement long et durer encore 50 000 ans... Et pas seulement en raison de l'augmentation des quantités de gaz à effet de serre dans l'atmosphère.
La Terre connaîtra-t-elle bientôt un nouvel âge glaciaire ? Alors que tous les regards sont aujourd'hui braqués sur le réchauffement de la planète, la question peut surprendre. Pourtant, il y a trente ans, c'est bien pour discuter de l'imminence d'un tel événement que se réunissait à Providence, dans l'État de Rhode Island aux États-Unis, la communauté internationale des paléoclimatologues. À l'époque, en 1972, la plupart d'entre eux pensaient que la période interglaciaire que connaît la Terre aujourd'hui touchait à sa fin [1].

Ils se fondaient sur les variations climatiques du passé, révélées par les enregistrements géologiques ou géochimiques préservés, par exemple, dans les sédiments ou dans la glace. Ainsi, le dernier million d'années a été rythmé par une succession de périodes de glaciation et d'épisodes plus chauds, dits interglaciaires, chacun de ces cycles se déroulant avec une quasi-périodicité de 100 000 ans... Il était donc logique de calquer sur ce schéma l'évolution future du climat à l'échelle des temps géologiques – c'est-à-dire sur des centaines de milliers d'années. Les données disponibles en 1972 montraient que les deux derniers interglaciaires – dont le plus proche de nous, l'Eemien, remonte à 125 000 ans – avaient duré environ 10 000 ans. Or nous sommes dans un régime interglaciaire, que l'on nomme l'Holocène, depuis... 10 000 ans (lire « Le cycle actuel », p. 48). D'où l'idée que « notre période chaude devait vraisemblablement se terminer assez rapidement, du moins sans intervention humaine [1] ».

Le raisonnement reposait sur deux hypothèses : la première supposait une durée égale pour tous les interglaciaires ; la seconde, l'existence dans le passé d'un épisode tout à fait identique à l'Holocène. Mais aucune des deux n'a passé l'épreuve des années. Des analyses géochimiques dans les sédiments ont montré que certains interglaciaires ont été bien plus longs [2]. Ainsi, il y a 400 000 ans, l'interglaciaire aurait duré entre 20 000 et 30 000 ans. Et l'on sait aujourd'hui que les paramètres qui déclenchent le passage à un épisode chaud peuvent varier considérablement d'un cycle à l'autre [3]. La réunion de Providence stimula l'étude de ces paramètres. Ce sont principalement des changements de la répartition de l'énergie que la Terre reçoit du Soleil au fil des saisons et selon les latitudes. Ces changements sont eux-mêmes gouvernés par les variations de l'orbite de la Terre et de son axe de rotation (lire « La valse astronomique du climat », p. 49). Le développement de la théorie astronomique qui décrit l'évolution de ces paramètres orbitaux avait permis, dès les années vingt, de calculer les variations d'insolation au fil du temps. Mais, pour analyser les effets de ces facteurs astronomiques sur le climat de la planète, il fallait concevoir des modèles numériques capables de simuler la machine climatique sur des centaines de milliers d'années ! Entre les années soixante-dix et quatre-vingt-dix, les tentatives de prédiction du climat à de telles échelles de temps sont restées assez rudimentaires (modèles statistiques ou très simplifiés de la dynamique de l'atmosphère). Selon la majeure partie de ces travaux, le refroidissement amorcé juste après l'optimum de notre interglaciaire, il y a environ 6 000 ans, devait se poursuivre pour passer à une phase plus froide d'ici à 25 000 ans, et à une glaciation 30 000 ans plus tard [4].

Toutefois, à y regarder de plus près, on repère dès cette époque quelques voix dissonantes. À partir d'un modèle d'évolution des calottes polaires, les Néerlandais Johannes Oerlemans et Cornelis Van der Veen, de l'université d'Utrecht, prévoyaient un interglaciaire de quelque 50 000 ans, suivi 15 000 ans plus tard d'un premier maximum glaciaire [5]. Hubert Gallée, à l'époque à l'Université catholique de Louvain, arrivait à la même conclusion grâce à un modèle climatique plus complet prenant en compte l'atmosphère, les océans, les calottes polaires et les continents [6]. Quelques années plus tard, reliant les variations du volume de glace sur Terre au rayonnement solaire estival, Tamara Ledley, de la Rice University à Houston, enfonçait le clou : pour elle, l'entrée dans un nouvel âge glaciaire au cours des 70 000 prochaines années était impossible [7].

Astronomie et évolution du CO2

Mais le véritable tournant a été pris dans les années quatre-vingt-dix. En révélant que la concentration de dioxyde de carbone (CO2) dans l'atmosphère a beaucoup varié au cours des dernières centaines de milliers d'années, les forages dans les glaces polaires et l'analyse de la fameuse carotte de Vostok ont complètement changé la donne [8]. En moyenne, cette concentration de CO2 oscille entre 180 ppmv* pour les périodes glaciaires et 280 ppmv durant les interglaciaires. De telles variations ne sont pas sans incidence sur le climat, et en particulier sur la dynamique des cycles glaciaire/interglaciaire. Elles ne peuvent donc plus être ignorées. L'Américain Barry Saltzman montre par exemple que, en période interglaciaire, une élévation de 70 ppmv de la teneur en CO2 pourrait conduire à un régime climatique stable avec seulement de très petites calottes – voire pas de glace du tout – dans l'hémisphère nord [9]. Et, selon les résultats de Marie-France Loutre, un doublement de la concentration actuelle en deux siècles conduirait à la fonte totale du Groenland dans quelques milliers d'années [10].

La prévision du climat à l'échelle de centaines de milliers d'années exige donc de prendre en compte simultanément les paramètres astronomiques et l'évolution du CO2. Si les premiers interviennent comme des agents externes à la planète, ce n'est pas le cas du CO2. Il fait partie de la machine climatique : un changement modifie la teneur en CO2 dans l'atmosphère, qui elle-même influence le climat. On parle de rétroaction. Mais pour l'instant, bien qu'en net progrès, la modélisation de ces interactions internes complexes reste difficile. Nous n'avons donc pas d'autres choix que d'introduire la concentration de CO2 artificiellement comme facteur externe dans nos modèles...

Pour les paramètres astronomiques, les calculs prévoient une situation exceptionnelle pour les 100 000 prochaines années. L'insolation variera très peu et considérablement moins que durant l'Eemien. Ainsi, à la latitude de 65 ° Nord et au solstice d'été, ces variations seront inférieures à 25 watts par mètre carré (W/m2) au cours des 25 000 prochaines années. Or elles atteignaient 110 W/m2 entre – 125 000 et – 115 000 ans. Pour fixer les idées, 100 W/m2 représentent 20 % de l'énergie reçue actuellement à 65 ° Nord au solstice d'été ! De ce point de vue, l'Eemien peut donc difficilement être considéré comme un interglaciaire copie conforme des prochains millénaires, comme cela est pourtant souvent fait. De si faibles variations ne se sont guère produites plus de deux à trois fois au cours des deux derniers millions d'années. La dernière fois, c'était il y a 400 000 ans [11] [fig. 1].

Scénarios futurs

Pour étudier les impacts de cette configuration très particulière, nous avons développé à l'Université catholique de Louvain un modèle dit de complexité réduite. Il utilise une représentation simplifiée de l'atmosphère, de l'océan, de la glace de mer, de la végétation et des inlandsis*. L'état actuel des connaissances et des moyens de calcul disponibles n'autorise pas mieux, pour l'instant. Mais ce modèle considère quand même les multiples interactions entre les divers compartiments [12]. Les paramètres d'entrée sont les variations d'insolation données par les calculs astronomiques et la concentration de CO2 dans l'air.

Nous avons d'abord vérifié que le modèle reproduisait bien les grands événements du passé : on retrouve ainsi, entre autres, l'entrée dans la grande période de froid du Quaternaire (il y a 2,7 millions d'années), les oscillations glaciaire/interglaciaire, la déglaciation entre – 21 000 et – 10 000 ans, jusqu'à l'évolution du dernier siècle en tenant compte des activités solaire, volcanique et humaine (gaz à effet de serre et sulfates). Pour le futur proche, nous avons testé les résultats du modèle dans le cas des différents scénarios d'évolution du CO2 proposés par le Groupe intergouvernemental d'experts sur l'évolution du climat (GIEC). Le réchauffement que nous simulons d'ici à 2100 (entre 1,5 et 3 °C) se situe bien dans la fourchette de résultats des modèles utilisés par le GIEC (de 1,4 à 5,8 °C).

Quand on passe à la simulation du climat des 100 000 pro- chaines années, tous les scénarios conduisent à un interglaciaire exceptionnellement long qui durerait encore 50 000 ans. Ce serait en effet seulement à cette période que le volume de glace dans l'hémisphère nord recommencerait à croître [fig. 1]. Un premier stade glaciaire apparaîtrait à 65 000 ans et le prochain maximum ne serait atteint qu'au bout de 100 000 ans.

Pour obtenir une entrée précoce en glaciation, il faudrait que la concentration de CO2 demeure dès à présent inférieure à 220 ppmv [13]. Scénario irréaliste puisque, rappelons-le, en 2000, cette concentration a dépassé les 370 ppmv, une valeur déjà bien au-delà de celles typiques des interglaciaires (~ 280 ppmv) ! Certaines projections du GIEC supposent même que les concentrations dépasseront les 1 000 ppmv au cours des siècles à venir. Nous avons aussi voulu tester l'impact de ce type de scénarios à l'échelle géologique. Imaginez ainsi que, d'ici à 200 ans, la concentration de CO2 ait atteint 750 ppmv, mais qu'à cette date l'on ait trouvé des moyens technologiques pour arrêter les émissions. L'océan et la biosphère absorbant peu à peu le CO2 atmosphérique, on suppose que ce dernier retrouverait son taux actuel 800 ans plus tard. Les résultats des modélisations suggèrent que, dans les conditions particulières d'insolation quasiment constante, il existerait une valeur seuil du taux de CO2 au-delà de laquelle la calotte du Groenland disparaîtrait [11, 13]. Dans ce cas, le système climatique mettrait quelque 40 000 ans pour retrouver une évolution indemne d'influence humaine et pour effacer, en quelque sorte, les perturbations anthropiques du troisième millénaire.

Toutes ces simulations donnent finalement raison à l'Américain J. Murray Mitchell Jr, l'un des rares paléoclimatologues à prédire dès 1972 que « l'impact des activités humaines sur le climat futur serait vraisemblablement un réchauffement global, favorable dès lors à la perpétuation du présent interglaciaire [1] ». Face à cet impact humain, Paul Crutzen, spécialiste de l'atmosphère et prix Nobel de chimie en 1995, et son collègue écologue Eugene Stroermer ont proposé en 2000 de renommer l'Holocène l'« Anthropocène » [14]. Un interglaciaire exceptionnel qui servirait de transition toute désignée entre le Quaternaire et la prochaine époque géologique (le Quinternaire ?), si le Groenland et l'Antarctique occidental venaient à disparaître.

Bien sûr, nos résultats demandent à être confirmés par des modèles plus complets, permettant en particulier une meilleure représentation des inlandsis et de la circulation océanique. Mais il est d'ores et déjà certain que nous sommes dans une période au cours de laquelle l'insolation variera très peu. Or, comme l'ont montré les simulations du précédent interglaciaire de ce type (il y a 400 000 ans), des variations si faibles de l'insolation exacerbent le rôle des autres agents qui contrôlent l'évolution du climat, en particulier celui des gaz à effet de serre [15]. L'entrée imminente en glaciation paraît donc aujourd'hui exclue. L'argument d'une prochaine glaciation qui viendrait rapidement contrecarrer le réchauffement global, souvent présenté pour ne pas se préoccuper des émissions de CO2, ne tient donc plus.

André Berger et Marie-France Loutre

®retour en page d'accueil pour consulter d'autres articles sélectionnés dans le journal LE MONDE et la revue LA RECHERCHE

 

 

 

 

 

 

 

 

®retour en page d'accueil pour consulter d'autres articles sélectionnés dans le journal LE MONDE et la revue LA RECHERCHE